Les réseaux sociaux au théâtre : créer et communiquer

jeu153_couv150_dpiParu dans l’édition papier de la Revue Jeu, no 153, en version plus courte, sous le titre : Au théâtre comme en ligne : créer et communiquer

Qu’est-ce que les réseaux sociaux peuvent bien offrir au théâtre et à ceux qui en font la promotion ? Le point de vue d’une spécialiste.

De plus en plus, sur les reçus de caisse des commerces ou les affiches publicitaires, on invite le consommateur à devenir membre de la communauté qui gravite autour d’une marque ou d’un produit. Eh oui, en une décennie[1] à peine les réseaux sociaux se sont faufilés dans notre quotidien et ont même envahi les médias dit « de masse ». Il suffit d’écouter les actualités pour entendre un présentateur lire en direct ce que les utilisateurs de Twitter et de Facebook pensent d’une situation politique ou encore d’une émission de télé. Les médias de masse font une place de choix à ce déferlement de contenus en provenance de leur auditoire, espérant ainsi « engager » plus encore le public. Beaucoup d’organismes du secteur culturel ont saisi cette occasion de maintenir une communication soutenue avec leur public, même lorsqu’il n’y a pas de représentation ou d’exposition pour réunir la communauté, en créant des comptes sur les réseaux.

Comme tout nouvel outil, ceux qui l’utilisent doivent l’adapter à leur secteur d’activité. Le théâtre exige la présence physique dans un même lieu du public et des artistes. On pourrait croire que cela fait du théâtre l’ultime réseau social, ce qui sous-entendrait qu’il soit d’office un espace réel de socialisation. Si les réseaux sociaux changent notre façon d’interagir avec ce qui nous entoure, peuvent-il faire écho à ce qui se déroule dans une salle de spectacle ? Le théâtre peut-il inclure cette nouvelle réalité en mouvement ? Nous pouvons nous demander si le théâtre immédiat des réseaux sociaux peut être inséré dans la représentation sans remettre en question la nature même de cet art. À l’instar du téléphone, qui s’est frayé une place dans la réalité des créateurs, les moyens de communication que sont les réseaux sociaux apparaîtront de plus en plus au théâtre. L’occasion est là ; devant la puissance de promotion des outils sociaux, il faut penser à harnacher cette force et à la mettre à la disposition du spectacle théâtral.

La version commercialisable des échanges humains

Quand nous parlons des médias sociaux, l’expression « réseau social » se révèle au premier abord remplie de possibles significations, mais aussi trompeuse. L’expression existait bien avant l’informatique et décrit le réseau qui réunit les différents individus qui composent une société, comme leurs représentants qui échangent, discutent, débattent pour garder le tissu social à la fois solide et souple. Le réseau social au sens où nous le découvrons dans l’univers numérique est le lien entre les individus sur une plateforme numérique, mais il amalgame aussi des intérêts commerciaux – les réseaux appartiennent à des entités commerciales dont le but est de réunir le plus grand nombre de gens à qui offrir des services de publicité – et cette envie naturelle de partage entre les utilisateurs.

Les réseaux sociaux nous paraissent une démocratie ouverte, un espace social où règne le partage (un mot teinté par son sens chrétien) et où les différences sont inéluctablement nivelées : chaque voix est importante et peut arriver à faire entendre son message. Ce qui nous est livré toutefois est de plus en plus loin de cet idéal et de plus en plus près du réseau social tel que le décrivait Bourdieu : un système où le même message peut avoir une valeur différente selon le type de « capital » dont dispose l’utilisateur qui l’émet. Les compagnies comme Facebook et Twitter remettent cela en question, car elles souhaitent à court terme que les « logiques économiques », soit les achats publicitaires, surclassent le capital culturel, social ou symbolique de chaque message. Jusqu’à tout récemment, un message pouvait devenir viral selon quelques critères, par exemple la crédibilité ou la popularité de celui qui l’émettait, ou encore son potentiel émotif (décès, catastrophe ou récit émouvant), mais le modèle d’affaires veut que les messages les plus importants soient ceux qui rapportent des revenus au réseau. C’est maintenant la réalité de tous les réseaux les plus utilisés. Point besoin de préciser ici que les notions d’ouverture ou de démocratie sont désormais des valeurs en baisse dans l’univers numérique.

La mise en scène de soi

Tiré de l'article Le selfie chez les adolescents et les jeunes adultes, Culture Numérique.
Tiré de l’article Le selfie chez les adolescents et les jeunes adultes, Culture Numérique.

Pourtant, les réseaux sociaux, que nous pensions à Facebook, à Twitter et aux réseaux uniquement fondés sur la diffusion d’images ou de vidéos, comme Instagram ou YouTube, impliquent une mise en scène de soi, une représentation de son quotidien. Les utilisateurs vedettes investissent dans des photos, des bannières pour se « représenter », changent leurs photos de profil fréquemment et donnent des indications, parfois presque des didascalies, à leur auditoire pour interpréter leur humeur tout en gardant une part de mystère. Leur credo ressemble à ceci : « Cette image de moi qui vous parle, souriante, en action, ne me représente pas au quotidien ; c’est mon avatar, un moi idéalisé, qui partage ses penchants dans un message biographique, à vous d’en découvrir plus en suivant mes messages… » Une fois l’hameçon bien lancé, chaque utilisateur peut devenir un micro-média qui diffuse des anecdotes de sa propre vie, qui crée un personnage pour plaire à un public ciblé. L’interaction peut être simultanée ou presque, comme dans le cas d’une vidéo diffusée en direct ou encore d’une photo prise sur le vif et commentée aussitôt. Les vedettes des médias sociaux donnent en pâture des morceaux de leur vie privée à un auditoire qui les y encourage en « retwittant », en « likant » pour montrer son enthousiasme.

Devenir un petit média, avec un branding de marque, a été à la source du développement de plusieurs vedettes issues des blogues. Aujourd’hui, grâce à une technologie toujours plus facile à maitriser, un plus grand nombre d’utilisateurs peuvent tenter leur chance. Il suffit pour un individu d’ouvrir une chaîne YouTube et de créer une page Facebook, pour peut-être acquérir une très grande notoriété auprès d’un public qui consomme avidement une multitude de courtes publications numériques. La communauté échange autour desdites publications, parfois pendant plusieurs jours. Cette nouvelle façon de se représenter est sans aucun doute un matériau intéressant pour les auteurs et elle se prête bien au théâtre. Le Théâtre PÀP a d’ailleurs proposé un spectacle inspiré de cette culture Web, Cinq visages pour Camille Brunelle. Nous pouvons présumer que de plus en plus d’auteurs seront inspirés par cet univers.

Dans une salle de spectacle, autour de ce qui est présenté sur scène, le public ne créera pas de liens et n’interagira pas immédiatement. Pourtant, le lieu théâtral est un espace de socialisation, un endroit où s’exprime implicitement des intérêts communs entre les spectateurs. En ce sens, le public d’une représentation fait partie d’un réseau social large qui réunit des amateurs d’arts de la scène. Toutefois, au contraire d’un événement télé, où plusieurs participants gazouillent en direct sur Twitter sous la bannière d’un mot-clic qui met en commun tous les messages publiés sur un sujet ou discutent sur Facebook, dans la salle de théâtre, l’attention des spectateurs converge vers la scène. À moins d’intégrer les outils sociaux à un spectacle – comme le Dom Juan_uncensored de Marc Beaupré, qui s’appuyait sur une utilisation de Twitter –, les réseaux sociaux restent à la porte de la représentation et deviennent ensuite des relais pour les messages des spectateurs, la promotion des théâtres et des organismes de diffusion.

Distinguer la promotion de l’agitation

Les réseaux sociaux sont utilisés pour consulter autrui et bénéficier de conseils avant de faire un choix. C’est en ce sens qu’on les considère comme une forme de bouche à oreille numérique. Mais pour que cette réaction s’amorce, il faut d’abord rejoindre le public, lui proposer une activité culturelle et lui donner envie d’en parler à son entourage. Il faut aussi que le porte-parole de l’activité ait une certaine crédibilité auprès du public cible et une certaine réputation dans le secteur visé. Par exemple, si nous choisissons un porte-parole très populaire sur les réseaux sociaux qui n’a aucun intérêt réel pour le théâtre, nous risquons fort de ne pas atteindre les amateurs de théâtre.

Les producteurs culturels ont souvent des ressources immenses pour créer des tactiques et des outils numériques distinctifs[2], et ainsi s’insérer dans l’actualité à heure de grande écoute, ce qui souvent est complémentaire d’une critique et vaut encore mieux qu’une simple mention dans le bas d’une chronique. En 2010, l’agence Phéromone proposait une campagne promotionnelle sur Twitter pour la pièce Le Bourgeois gentilhomme au TNM[3]. Des personnages de la pièce interagissaient avec les utilisateurs dans une langue plus près de celle de Molière que de celle habituellement employée sur les réseaux sociaux. Malgré le scepticisme de certains experts (dont moi, je m’en confesse), la campagne fut un succès couronné par le milieu du marketing et très profitable pour le TNM. Faut-il le préciser : une campagne réussie sur les réseaux sociaux est une campagne qui fait parler d’elle en ligne, mais aussi dans les quotidiens à grand tirage, la télévision et la radio. Avec l’accent mis sur les réseaux sociaux dans les émissions d’actualités, on comprend vite que la mécanique de relations publiques a pris un tournant qu’aucun relationniste ne peut ignorer.

Cette campagne relève pratiquement de l’art contextuel (à des fins promotionnelles, soit) en ce qu’elle propose d’insérer dans la réalité actuelle une œuvre théâtrale, afin d’engager le public dans un dialogue avec les personnages puis, on l’espère, avec l’œuvre mise en scène. À l’été 2014, une tactique de promotion pour une pièce de la Licorne procédait par la parodie, reprenant à son compte la publicité du comparateur de prix d’hôtel Trivago, qui avait fait parler tant en bien qu’en mal, pour promouvoir un spectacle intitulé Napoléon voyage. Avec un clip, la Licorne a réussi à faire parler d’elle dans certains médias où il est parfois difficile d’obtenir une simple mention pour un spectacle de théâtre (Marie-Claude Ducas, dans un blogue du Journal de Montréal en parle ici).

Ces deux exemples ne prouvent qu’une chose : pour être réussie et se distinguer, une stratégie de promotion numérique doit prendre en compte la réalité des réseaux sociaux, mais aussi se distinguer par une créativité adaptée au produit qu’elle entend promouvoir. Il ne faut surtout pas succomber à la tentation de ne faire que du bruit sur les réseaux sociaux, c’est-à-dire être mentionné en vain, et s’imaginer que cela finira par avoir un effet. Il faut avoir un objectif (généralement, c’est que le spectacle soit vu) et planifier nos tactiques de façon à l’atteindre.

Les premières approches des gens de marketing dans le secteur des organismes culturels ont été de reproduire le système qui fonctionnait pour la télé (soit les publications en direct sur les réseaux sociaux) afin de créer un événement en ligne qui rayonnerait au-delà de la salle de la représentation. Mais le spectacle théâtral est déjà en soi un événement qui réunit un public. Si certains événements télévisés ou manifestations publiques d’envergure se prêtent bien à un partage en direct de photos, de micro-messages ou d’hyperliens, le spectacle théâtral trahit sa nature d’expérience exclusive quand il se commet dans un processus de commentaires en direct. Encore là, si une troupe décidait de créer un spectacle qui intègre des commentaires en direct des spectateurs, nous serions aux premiers rangs pour en juger, car en création tout est possible.

Donc plutôt que de l’agitation et des tactiques empruntées aux grands événements populaires, il demeure encore approprié de créer un plan de promotion pour un spectacle théâtral qui sache rejoindre les spectateurs fidèles pour leurs proposer des extraits, des images à partager avec le but explicite de proposer d’acheter des billets en quelques clics. Cela demande de bien comprendre les mécanismes des relations publiques et de maîtriser les outils numériques. N’en déplaise à ceux qui croient dur comme fer que le marketing peut tout régler, pour développer de nouveaux publics, il faut encore recourir à des stratégies d’information et d’éducation, même si celles-ci doivent être adaptées aux réalités du numériques.

En somme, les réseaux sociaux sont avant tout des outils de communication et le numérique constitue une façon de penser l’information. Il faut bien comprendre cette synergie entre les différents éléments pour obtenir des résultats. Or, pour bien comprendre, il faut étudier ce qui se fait, le mettre en contexte et faire mieux la prochaine fois…


 

[1]     Facebook a vu le jour en 2004 et s’est ouvert à tous en 2006, Twitter est arrivé en 2006, mais, même avant l’accès mobile et le WiFi presque partout, il y avait déjà des réseaux comme MySpace, créé en 2003, ou LinkedIn, en 2002 qui ont connu des sorts bien différents, le premier étant en déclin depuis l’avènement de Facebook et l’autre ayant mis plusieurs années à croître pour devenir le leader de son créneau.

[2]      L’outil, c’est l’objet que l’on peut diffuser, la tactique, c’est l’action ciblée, la façon d’agir. Communiquer avec un mot-clic sur Twitter est une tactique.

[3]      On trouve sur le compte Viméo « Agency » la vidéo qui fait état de cette campagne, la campagne a aussi remporté de prestigieux prix.

 

Nadia Seraiocco

Spécialiste relations publiques et médias sociaux | conférencière | blogueuse

Voir tous les articles de Nadia Seraiocco →
wpChatIcon