Les médias sociaux sont-ils encore un espace de débats démocratiques?

Lors de la discussion avec le politologue et professeur turc, Togal Bilener celui-ci notait que les médias sociaux, pour lesquels le président Erdogan a toujours exprimé un mépris certain, avaient pourtant été au cœur de sa stratégie pour contrer le coup d’État dont il était la cible… Est-ce qu’on peut encore dire que les médias sociaux sont des outils de démocratie qui permettent à toutes les voix de s’exprimer ? Ces récents événements politiques, associés à l’orientation de plus en plus commerciale que prennent ces réseaux dits « sociaux » peuvent nous en faire douter…

Les médias sociaux ont pourtant été vus comme des outils de mobilisation dans les événements connus le Printemps Arabe et plus récemment dans notre Printemps Érable ?

  • Tout à fait, en 2010, quand les soulèvements ont débuté en Tunisie, les médias sociaux et les textos ont joués un rôle important dans la dénonciation de la violence des autorités et l’activisme de partout dans le monde. Il suffisait alors de suivre le tout sur Twitter pour amplifier le mouvement et prendre part (slacktivisme) au mouvement.
  • En 2011, analysant quelque 3 M de tweets sur le PA des chercheurs du PITPI (project on information technology & political Islam) on conclut que les médias sociaux avaient donné forme au débat, qu’un pic dans les conversations sur les rs se traduisait généralement par une action sur le terrain et que les réseaux sociaux contribuaient à faire circuler les idées au-delà des frontières.
  • Par la suite, chaque mouvement social a été documenté en direct par des médias indépendants, voire des participants, dont les images étaient souvent reprises par les médias « officiels ». Pensons aux émeutes de Londres en 2011, ou les messages Blackberry sécurisés avaient été des outils de mobilisation et les vidéos YouTube une documentation presque en temps réel…
  • Ce fut aussi le cas ici, en 2012, lors du Printemps Érable, par CUTV qui diffusait en direct…
  • Mais maintenant que Mark Zuckerberg est très près des dirigeants des plus grands pays, que Twitter veut aussi établir sa « marque » dans le monde, les médias sociaux sont-ils toujours des outils de démocratie… Les événements du récent coup d’état en Turquie en fait douter…

Qu’est-ce qui a changé depuis 2011, pour que la flamme que ces médias « dits » démocratiques alimentaient se soit presque éteinte ?

  • D’abord, n’oublions pas qu’en mai 2012, Facebook entre en bourse, soulevant des capitaux de 104 milliards, une marque jamais atteinte jusque-là dans le domaine et qui allait paver la voie pour l’entrée en bourse des réseaux sociaux et le début de la valorisation à coup de milliard des nouvelles plateformes comme Instagram (acheté par Facebook) et SnapChat.
  • En novembre 2013, Twitter faisait aussi son entrée (ratée en bourse)… mais soit.
  • Être une entreprise publique vient avec des obligations en regard des résultats, des profits etc.
  • Pour Facebook cela s’est traduit par des algorithmes qui vous présentent toujours plus de ce que vous aimez, réduisant ainsi votre univers et les possibilités d’être confrontés à des idées différentes des vôtres… Et, à la censure des propos qui déplaisent aux marques ou aux entités de pouvoir.
  • J’ai remarqué que dans les essais universitaires à ce propos, jusqu’en 2012, on semblait croire possible que l’expérience sociale en ligne puisse modifier notre rapport à la démocratie en encourageant les échanges, les confrontations d’idées… L’exemple du Printemps Arabe, avec l’immolation de Mohammed Bouazizi revenant dans les textes comme un déclencheur…
  • Puis, des chercheurs remarquent vers 2012, que les communautés formées en ligne sont de plus en plus uniformes (dans The Online Citizen: Is Social Media Changing Citizens’ Beliefs About Democratic Values?)
  • Et de là, médias et chercheurs commencent à remarquer que chacun a l’impression que sa façon de voir les choses domine…

Question : Mais au-delà de la commercialisation des réseaux il doit y avoir d’autres facteurs qui appuient ce changement?

  • Oui, en 2013, Antoinette Rouvroy et Thomas Bern, dans un essai intitulé Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation constatent que le smartmarketing (analyse de data des individus pour mieux appareiller les annonces à chacun) et le cumul de données à des fins de marketing ou de gouvernance, on assiste « plutôt à une colonisation de l’espace public par une sphère privée hypertrophiée (…), au point de faire craindre que les nouveaux modes de filtrage de l’information aboutissent à des formes d’immunisation informationnelles favorables à une radicalisation des opinions et à la disparition de l’expérience commune»…
  • On en est à tenter de capter chaque parcelle de notre attention pour le détourner à des fins d’intérêts privés, tant et tellement qu’on parle d’une économie de l’attention et là, le débat public comme les questions démocratiques sont relégués en arrière-plan.

Dans le cas de la Turquie quels les sont les signes de ce détournement au profit des gouvernements et des intérêts privés ?

  • Ce n’est pas une première en Turquie, en 2014, après un coulage de conversations téléphoniques entre lui et son fils (indiquant possiblement des transactions douteuses) sur les réseaux et le refus de Twitter de retirer des liens, Erdogan avait menaçé de bloquer l’accès aux principaux réseaux sociaux.
  • Le week-end dernier, alors que plusieurs avaient perdus accès aux réseaux sociaux et vivaient un blocage d’une grande partie d’Internet, Erdogan a utilisé FaceTime (l’appli caméra-tél de Apple) pour se faire un message à diffuser à la télé puis sur les réseaux, dont Twitter.
  • Des Textos ont été envoyés aux citoyens… Comment, rejoindre presque tous les cellulaires des citoyens… rien n’est clair, c’est ce que disent les articles des médias spécialisés à ce sujet…
  • Pendant ce temps Turkey Block qui monitorent l’activités des sites des réseaux sociaux en Turquie constatait le 15 juillet que Twitter, Facebook et Youtube n’étaient plus accessibles.
  • Le blocage des sites de nouvelles : le média Turkish Minute a aussi rapporter les témoignages d’éditeurs de médias dont les sites ont été temporairement bloqués par le TBI (Telecommunications Directorate) sans qu’ils sachent vraiment pourquoi…
  • Bref, on a beau être l’armée et avoir les armes, si on n’a pas le contrôle du réseau Internet, en 2016, on n’a pas le contrôle…

Les liens

Conclusion  

Le contrôle et l’analyse des données tirées des réseaux sociaux ne sont pas à la faveur des utilisateurs ou si on veut des « gouvernés ». Par la collecte de données, l’accès à Internet, on surveille tout le monde, et on dit, pour paraphraser Rouvroy que c’est démocratique puisque personne en particulier n’est visé. Mais nous jouons à armes inégales, dans la plupart des systèmes maintenant, il y a une asymétrie totale entre les citoyens-utilisateurs et gouvernants. Les citoyens dévoilent potentiellement tout et sont toujours sujet d’être suspects et les gouvernants ne dévoilent bien ce qu’ils veulent, à cause même des algorithmes…

Autres références :

  • Howard, Philip N. and Duffy, Aiden and Freelon, Deen and Hussain, Muzammil M. and Mari, Will and Maziad, Marwa, Opening Closed Regimes: What Was the Role of Social Media During the Arab Spring? (2011). Available at SSRN: http://ssrn.com/abstract=2595096 or http://dx.doi.org/10.2139/ssrn.2595096
  • Swigger, Nathaniel. 2012. The Online Citizen: Is Social Media Changing Citizens’ Beliefs About Democratic Values? Political Behavior, 2012, Page 1.
  • Antoinette Rouvroy, Thomas Berns, « Gouvernementalité algorithmique et perspectives d’émancipation. Le disparate comme condition d’individuation par la relation ? », Réseaux 2013/1 (n° 177), p. 163-196.

Nadia Seraiocco

Spécialiste relations publiques et médias sociaux | conférencière | blogueuse

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