Buisson Ardent

Seraiocco, Nadia. 2007. Buisson Ardent, dans Zinc #11. Montréal : Éd. du Marchand de feuilles.

Je n’arrive pas à savoir ce qui, ce jour-là, m’a le plus frappé. Était-ce la chemise à carreaux vichy rose délavé, mal ajustée, surmontée d’un large col comme on ne croyait plus en voir au troisième millénaire ou les chaussures à plateformes ivoire en cuir iridescent agrémenté de petites dorures vaguement « 80 »? Ou était-ce le fait que mon bonhomme, celui que je bichonnais et torturais en alternance depuis quelques années maintenant, se tapait la fille qui paradait ces trucs aberrants de féminité sucrée.  Allez savoir. Pourtant, rien n’aurait dû me surprendre. Pas moi. Moi qui collectionnais les bribes de sagesse populaire pour mieux comprendre l’humanité, moi qui documentais méticuleusement pour un organisme d’aide aux femmes les cas les plus sordides d’abus tout acabit. J’en avais trop vu.  Pourtant, le nez dans sa propre méprise, on voit rarement l’arbre qui nous cache la forêt. Et moi, j’avais le compas qui s’affolait, je ne savais plus où donner du Nord.

J’avais, comme en toute chose, travaillé soigneusement à parfaire ma connaissance de l’humain, ne me laissant surprendre par rien, allant souvent au-devant des coups. Comme la sagesse populaire se trouve là où est la populace, j’avais fréquenté quelques bars sportifs pour mieux comprendre ce qui se tramait dans le monde. C’est dans un de ces endroits que j’avais rencontré Carl, devenu le soir même un amant, puis au fil des semaines un ami et qui, en ce moment, voyait dans ma rupture imminente un possible retour de nos amours charnelles. J’ose à peine imaginer ce qu’il dirait de cette chaste description de nos empoignades. Il était le genre qu’on ne présente pas à ses parents – quoique l’effet eût été intéressant–, mais il m’avait appris une ou deux choses sur la vie. En plus, ses conseils avaient l’avantage de se baser sur les faits et de se tenir loin de ce certain romantisme bourgeois, inspiré par une trop grande ingestion de films français et un peu trop cultivé par mes collègues universitaires. Carl me disait bien clairement qu’il n’aurait jamais supporté les débordements émotifs de ma relation. « Faites-vous exprès de vous torturer de même? », me demandait-il quand je lui racontais mes amours. La vie avec lui semblait si simple: il comprenait comme on devait vivre. D’abord avant de sortir son grand jeu, il m’avait mis en garde contre mes préjugés vestimentaires : « laisse faire le style, le linge, une fois tout nu, y’a pu de style, juste de la peau.» Je faisais semblant de ne pas savoir où tout cela nous mènerait, mais il y avait dans ses avances directes de fameux morceaux de sagesse. Y’a pas à dire, les bonnes filles qui écoutent leurs parents, ne savent pas ce qu’elles perdent. Mais, je m’égare, car s’il m’avait convaincu de laisser tomber mes préjugés « vestimentaires », le temps d’une aventure, on ne se refait pas si facilement.

Et, je ne m’en cache pas, j’ai eu beau passer des années sur les bancs de l’université à discuter esthétique, philo et féminisme, les vingt années passées auprès de ma mère à l’écouter pérorer sur la mode et l’importance d’être, « bien mise », me sont rentrées dedans plus que je ne le croyais. Le vernis des études me porte à camoufler plus habilement le motif réel de mes préoccupations, mais au fond, derrière mon discours, « société et tendances » est dissimulé ce précepte de ma mère que j’ai enfreins si souvent pour la faire chier : l’habit ne fait peut-être pas le moine, mais si tu t’habilles en plouc, ne demandent pas aux gens de chercher plus loin ! Je ne prends donc pas de chance avec ça. Je m’habille sobrement, avec une pointe d’excentricité et dès que je le peux, j’investis dans un vêtement griffé d’allure presque banale. L’étiquette collée contre ma peau, je regarde autour de moi d’un air assuré, l’air de celle qui sait. Je connais le beau et on sait que le beau et le bien se tiennent souvent ensemble.

Or, la chemise à carreaux rose délavé et la chaussure plate-forme m’agressaient. En fait, ce qui me tournait vraiment les sangs, de cette sandale beige à dorure, comme de la fameuse chemisette imprimée vichy – outre le fait que cela était d’une laideur outrageante – c’est ce que je me dissimulais tant bien que mal : c’est-à-dire qu’au fond, rien de tout cela n’avait d’importance. Le temps que je passe à assortir à mes chaussures à mes vêtements, puis à sélectionner un sac qui détonne un peu pour ne pas avoir de trop « coordonner » n’influe en rien sur la perception que les trois quarts des gens ont de moi. Quand il m’arrive de m’inquiéter de ne pas avoir choisi le bon accessoire, je suis probablement la seule à savoir que j’ai commis une horrible faute de goût. Ma mère et quelques femmes de mon genre s’en aperçoivent peut-être et qui sait, elles y voient sans doute la marque d’une nouvelle tendance qui leur échappent – ce qui doit leur ficher une trouille d’enfer –, mais la plupart des mecs ne peuvent même pas faire la différence entre l’expression d’une féminité surannée rose bonbon et un sens aiguisé du style. Ce qu’ils perçoivent est beaucoup plus primaire, plus animal. La plupart sont charmés de l’attention que nous portons à notre plumage et grognent d’aise devant toutes les fragrances « féminines » que nous exsudons après une séance de préparatifs destinés à séduire. Carl, mon ami pas présentable, avec sa moustache, ses jeans des années « 80 » et son blouson de faux loubard a vu juste : les gars ne voient que de la peau. Que de la peau ! Et le soin que nous portons à cette peau nous rend plus attirantes à leurs yeux.

Enfin, cela explique comment mon mec a pu défaire avec lubricité les boutons d’une horrible chemise tirée de l’infinie collection de vêtements à carreaux «pique-nique » de la dame, pour s’attaquer sans sourciller à une jupe en tissu synthétique d’un beige navrant, avant d’atteindre un slip en nylon rose acheté en paquet de six dans le rayon de la lingerie de La Baie. Et c’est là que tout s’embrouille : est-il plus révoltant d’être cocufiée ou de découvrir que tous mes efforts pour faire de moi une personne intéressante, branchée, une fille qui sait, ont été vains? Il est venu à moi pour autre chose et repart ailleurs de la même manière. En fixant les souliers ivoire usés de la fille à carreaux, je me suis prise à l’imaginer se dévêtant à la hâte dès le pas de la porte, pour révéler à l’heureux élu un buisson ardent pulsant à travers le nylon et les élastiques à rabais… Voilà ce qui comptait vraiment ! Je me suis demandé si son buisson ardent donnait des conseils comme celui de la Bible. Cela m’a presque fait rire. « Pauvre conne », que je me suis dit en articulant les mots. J’ai toussé un peu pour masquer mon rire déplacé.

Comme nous étions tous réunis, lui, elle, moi et toute une foule à un cocktail mondain, pour la fondation machin, je ne pouvais me permettre de fixer ainsi en plein entrejambe, cette femme, que personne – enfin sauf moi, mes quelques amies, ses amies à elle et peut-être quelques amis à lui –, ne savait encore associée à mon homme. Au mieux ma collègue lesbienne qui avait l’œil pour détecter les regards inappropriés viendrait me taquiner, au pire mon homme se sentirait découvert. Je n’étais pas prête à cela. J’ai donc fait mine de chercher un briquet dans mon sac pour allumer une cigarette.

La fille, dans sa chemise carreautée devait sûrement me guetter elle aussi, puisqu’elle a bondi de quelque trois mètres pour me proposer du feu. Son feu, celui qu’elle offrait toutes les semaines à mon homme. Elle s’est approchée en quelques secondes, charriant une brise de parfum sucré qui n’était pas sans rappeler une fragrance classique du siècle dernier. De près, je voyais les détails prévisibles de son attirail : ici, des boucles d’oreilles à perle, probablement reçues pour ses dix-huit ans et là, une montre ancienne, plaquée or, qui avait sûrement appartenu à sa grand-mère. Elle me souriait, heureuse de se rendre utile et m’assommait d’un babillage féminin de circonstance sur le sacré trou noir qu’est le sac féminin. « Ils ont beau être petits, on y perd toujours les choses les plus importantes », dit-elle en agitant l’enveloppe de cuirette synthétique fermée d’un clip qui lui servait de sac. Pas joli, comme sac, aie-je pensé, mais je n’en étais plus à un soulèvement près. « Ils sont toujours plus profonds qu’on le croit », ajouta-t-elle en gloussant. Je l’ai remercié et j’ai souri d’un air niais, car je ne pouvais m’empêcher de voir dans son jabotage incessant une métaphore filée sur ce que certains misogynes appelleraient cette béance vaginale qui happe tout.

Elle a continué de caqueter en essayant de fermer son horrible petit sac lustré, tandis que je la regardais faire en tirant sur ma cigarette. Elle a finalement fermé sa pochette, un peu gauche, agitée à s’en pincer les doigts dans le fermoir. Et, je me suis dit que moi, dans son petit sac doré, fermé bien serré avec un clip qui claquait comme une mâchoire de requin, j’avais vu mon amour être soudainement englouti. Avant que le cœur ne me chavire, j’ai souri une fois de plus, je me suis excusée, puis j’ai tâté mon sac de designer, pour m’assurer que je n’avais rien perdu. Qui s’en foutait? L’étiquette de mon foutu t-shirt de designer m’égratignais le cou quand j’essayais de me tenir bien droite et en plus, j’étais cocue. Le fait de tout comprendre et de tout savoir ne changeait rien à la situation. Je suis sortie appeler Carl de mon cellulaire, puis quand j’ai entendu sa voix, d’un geste dramatique, j’ai hélé un taxi.

3 réflexions sur « Buisson Ardent »

  1. J’aimerais bien, j’en ai une douzaine dans mes tiroirs, plus ces deux qui sont parues dans des revues, il me faut trouver un éditeur…

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