L’œil de l’éléphant

Seraiocco, Nadia, 2009, L'oeil de l'éléphant, dans la Revue Virages, #50. Toronto : Éd. de L'Interligne.

Parce que la foule cherchait à s’approcher pour voir les éléphants, j’ai fait de même. J’ai poussé un peu ici, poussé un peu plus là. Puis, je suis arrivée tout près d’un manège où tournaient en rond deux éléphants. Chacun avait une nacelle accrochée au dos pour promener quelques enfants tout à la fois émerveillés et effrayés. De près, la bête était énorme et je pouvais examiner le paysage de sa peau sillonnée par des rides profondes comme des canyons. En levant un peu les yeux, c’est l’œil de l’éléphant que j’ai rencontré. L’œil de son profil gauche, qui regardait vers la foule. Cet œil était immense, avec un iris doré de la taille d’une petite assiette et des cils drus et longs comme les poils d’un balai. En plongeant mon regard dans cet œil mordoré, j’ai eu un vertige : il me regardait lui aussi, d’un regard placide et sérieux. Moi, badaude qui s’était approchée hardiment de lui pour voir de plus près le mastodonte au travail. J’ai eu un peu honte. Son œil triste et calme me considérait paisiblement et pendant un instant j’ai cru y lire quelque chose comme de la résignation. Il aurait peut-être été plus plausible d’y voir le sentiment d’un être qui, pouvant nous réduire tous en bouillie, avait choisi plutôt de marcher prudemment pour ne pas apeurer les petits angelots qu’on lui avait foutus sur le dos. J’ai reculé d’un pas, presque chancelé, puis j’ai quitté cet étrange manège.

Ce soir-là, quand je suis revenue à la maison, j’étais seule. Plutôt, mon amoureux était je ne sais où et je n’en étais plus au point ou cela m’inquiétait. Il rentrait quand bon lui semblait, empestant l’alcool, les yeux rougis par la fatigue et peut-être la marijuana et je ne disais jamais rien. J’ai donc fait mon travail. J’ai rédigé un texte pour décrire ma visite à la foire commerciale de la ville – en omettant la compromettante rencontre avec l’éléphant – et je suis allée me coucher. J’ai laissé une petite lampe de chevet allumée, au cas où il reviendrait, pour ne pas être surprise par la lumière et peut-être pour qu’il sache que j’étais toujours là, endormie dans nos draps.

Tard dans la nuit, il est arrivé, il s’est glissé dans le lit avec la souplesse d’un chat. Je ne bougeais pas, couchée de dos à lui, les yeux mi-clos. Puis, j’ai senti sa respiration au-dessus de mon visage, l’odeur d’alcool et de tabac dont il n’avait plus conscience, mais qui émanait presque toujours de lui. J’ai lentement ouvert un œil, pour qu’il croie que je dormais profondément ou même encore que je n’étais pas tout à fait réveillée. Il était à quelques centimètres de mon visage, ses yeux guettant ma réaction. Il m’a parlé, m’a demandé si je dormais et raconté quelques mensonges sur la raison de son retard. Je n’ai rien répondu. Je me suis demandé si je devais me redresser pour lui dire ce que je pensais vraiment, mais rien n’est sorti.

De mon unique œil ouvert, j’ai soutenu son regard mi-amusé, mi-inquiet. Tu dors, demandait-il tout bas. Tout se passait entre mon œil et son regard si proche, sous une lentille macro. J’ai battu lentement des cils, comme pour communiquer un message en code morse. Dans ma tête déferlait un torrent de tristesse et de colère, ponctué d’insultes et de mots d’amour maintenant caducs. J’aurais pu l’écraser, le projeter sur le mur avec mes mots, mais j’étais résignée. Quand bien même me toucherait-il, ma peau en avait vu d’autre. Je n’ai pas bougé, j’ai lentement fermé mon œil comme si ma paupière était immense et lourde à bouger.

Je suis restée silencieuse, jusqu’à ce qu’il s’endorme. Ne t’en fais pas, je ne bougerai pas trop vite, tout ira bien quand nous partirons, que j’ai pensé pour Laura, mon petit angelot, qui dormait dans l’autre chambre.

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