En consultant les palmarès de top ceci et top cela, qui ont souvent apparence de travail scientifique, mais qui sont en fait très souvent des listes subjectives constituées pour faire la conversation, je me suis demandée où les médias traçaient la ligne. Mon tweet sur l’expertise et le mélange des genres a soulevé quelques réponses. Les unes, publiques, m’incitaient à me questionner plus encore, les autres, privées, venaient défendre une position sur le sujet. En fait, j’arrive à un moment dans ma carrière où plus de 50% de mes revenus proviennent de tâches associées au journalisme ou à l’enseignement. Une réflexion s’impose donc pour moi. Sur les médias sociaux, on nomme influence, ce que les sociologues nommaient autorité. Il y a des différences, mais aussi quelques similitudes entre les deux concepts.
Devenir un expert, mais dans quel but?
À titre de spécialiste à son compte pour une entreprise compétitive, l’idée de faire de meilleures affaires peut nous pousser à multiplier les chapeaux et à tenter d’étendre notre autorité à plusieurs domaines. Il faut donc devenir une autorité ou, comme on dit sur le médias sociaux, un influenceur.
Une fois un de ces titres convoités acquis, afin de préserver une autorité publique (la crédibilité s’acquiert avec une feuille de route réelle), il faut accepter de témoigner dans les médias souvent et sur une foule de sujets plus ou moins près de sa «spécialité». Or, avant même de questionner l’éthique propre à chaque profession, on peut parler de la liquidation du statut d’expert, telle que décrite par Michel de Certeau dans L’invention du quotidien en 1980 :
C’est vrai que l’expert prolifère dans cette société, au point d’en devenir la figure généralisée, distendue entre l’exigence d’une croissante spécialisation et celle d’une communication d’autant plus nécessaire. Il efface (et d’une certaine façon il remplace) le philosophe, hier spécialiste de l’universel. Mais sa réussite n’est pas tellement spectaculaire. La loi productiviste d’une assignation (condition d’une efficacité) et la loi sociale d’une circulation (forme de l’échange) se contredisent en lui. Certes, de plus en plus, chaque spécialiste doit aussi être un expert, c’est-à-dire l’interprète et le traducteur de sa compétence dans un autre champ.
De Certeau continue en prenant l’exemple de l’expert en milieu universitaire qui doit se prononcer sur des questions comme le financement ou les promotions, agissant ainsi au nom de sa compétence, mais du fait même en intervenant hors du champs de son savoir. Sa compétence dans un champ spécifique en vient à lui conférer une autorité dans un champ toujours plus large et de plus en plus éloigné de son expertise. Dans le secteur des affaires, étendre son autorité ou son influence, peut signifier donner des conseils dans des secteurs où l’on a moins ou pas de compétences et, comme dit de Certeau, entrer dans un «échange de compétence contre de l’autorité».
Et, dans cette liquidation du savoir au profit de l’autorité élargie, l’expert en vient en parler de tout pour toucher des points (en 2012, on parlerait peut-être de gamification) ou pour en tirer un quelconque profit.
Ce n’est que le début ou si vous préférez les jalons théoriques de ma réflexion. Le second volet portera sur le côté pratique ou les exigences de chaque spécialité…
Référence : De Certeau, Michel. 1990. L’invention du quotidien – 1. Art de faire. Nouvelle édition établie et présentée par Luce Giard. Gallimard, Paris (collection Folio Essais).
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