Ce matin à C’est pas trop tôt, je parlais du projet de Curtis Wallen, la chronique radio est ici sur l’audiofil, voici mon compte rendu détaillé.
En 2013, l’artiste Curtis Wallen, avec déjà quelques projets d’art numérique contextuel sous la ceinture, se lance dans une nouvelle expérience… Créer une personne virtuelle qui existerait sur papier, sur le Net, mais échapperait au contrôle de sécurité d’Internet. C’est ainsi qu’est né In God we trust, all others we monitor: The story of Aaron Brown. C’est ce que l’on pourrait appeler un projet d’art contextuel, en ce que l’artiste s’insère dans la réalité et fait de son expérience son oeuvre (cette définition se fonde sur celle de Paul Ardenne dans Un art contextuel). Or, ici, en plus la lecture de l’aventure de Curtis Wallen dans le web caché ou deep web, fait ressortir quelques principes et réalités parfois mal comprises par les utilisateurs d’Internet.
1. Le principe artistique : L’art qui met en relief des côtés moins compris de la science
Il est toujours intéressant de surveiller ce que les artistes font de la technologie existante, car ils ont souvent le don d’insérer leurs questions – en créant une œuvre d’art qui exploite une faille ou un processus discutable – dans la réalité que nous connaissons déjà.
C’est exactement ce que Curtis Wallen a fait dans son projet et c’est ce qui ressort de son récit à ce propos dans The Atlantic. Il a créé un personnage virtuel, dont le faciès est composé d’un amalgame de ses traits et de ceux de ses colocataires (parmi lesquels une fille), il lui a donné un nom, Aaron Brown, une description physique, une taille, un âge etc. et a commencé à travailler dans Web caché pour que Aaron existe.
Ainsi, il créé un portrait hyperréaliste, comme on aurait pu représenté Aaron en peinture ou dans un projet photo généré numériquement, mais ce portrait existe et se déploie uniquement sur le Web et utilise pour exister les strates les plus profondes du Web.
Principe 2 : le Web caché ou deep web, ce n’est pas un site original ou osé
C’est un réseau qui ne peut être fouillé par les moteurs de recherche et qui n’est accessible que par des connexions non-standard. En fait, pour un néophyte comme Curtis, cette portion dissimulée du Web était comme une nouvelle contrée qu’il a mis quelques mois à découvrir, afin de pouvoir s’y mouvoir aisément et d’être capable de tisser des liens avec d’autres utilisateurs. Après, le travail réel de construction d’Aaron Brown a vraiment commencé.
Son projet s’énonçait au départ de façon simple : pouvoir exister sur ce web en marge à titre d’utilisateur anonyme. Ce ne fut pourtant pas si simple qu’il l’avait cru. Pour rester anonyme, il a dû changer complètement sa façon d’utiliser Internet, plus question de consulter sa page Facebook à partir de sa connexion sécurisée ou même d’envoyer un courriel. Le disque dur de son ordinateur était désormais scindé en deux partie, dont une fonctionnait sous Linux pour son identité virtuelle. Il lui est alors apparu que son expérience devait être approfondie.
Principe 3 : Ne jamais laisser l’identité réelle contaminer l’identité virtuelle
Pour se donner une identité indépendante de sa réelle identité, Curtis a consulté un spécialiste des questions d’anonymat Gwern Branwen qui lui a dit de ne pas trop s’attacher à chaque nouvelle identité, car une fois que celle-ci a été une seule fois rattachée à un pseudo connu, c’est fini, ce lien demeure et il n’y a plus d’anonymat possible.
Or, quand on entend parler de surveillance Internet, bien naïvement on s’imagine qu’on surveille ce que l’on cherche : utilise-t-on des mots-clés controversés, fait-on des recherches sur des groupes militaires ou quelque sujet scandaleux? C’est une partie de la question, car ceux qui font de la surveillance cherchent la plupart du temps à recouper les identités multiples comme Aaron Brown – Curtis Wallen.
Principe 4 : La surveillance mène à l’autocensure
Ce principe peux semble simpliste, mais comme on ne peut que difficilement imaginer toutes les dimension du Web et ayant toujours l’impression d’être surveillé, c’est la réponse des utilisateurs. C’est qu’une recherche de 2014, de Catherine Tucker du MIT et Alex Marthews de Digital Four a constaté. Après les révélations d’Edward Snowden en 2013, la réaction des utilisateurs a été de s’autocensuré. C’est ce qu’ils ont conclu en étudiant les requêtes de recherche sur Google.
Ainsi, après 2013, des mots comme SIDA, transsexualité, coming out, Islam, même herpès, féminisme et suicide étaient soudainement moins utilisés. Pourquoi? Parce que les gens se sentent observer et ont peut d’être étiquetés comme « différents ». Dans le cas de recherche sur des maladies ou des conditions demandant possiblement des soins spéciaux, on peut même imaginer la peur qu’ont certains de voir leurs assurances les épier.
Principe 5 : Les bitcoins ne servent pas à acheter des vinyles et de la brocante
Non, les spécialistes de la contrefaçon qui agissent sur le web profond, transigent avec d’autres monnaies dont les Bitcoins. Curtis s’est donc procurer des bitcoins dans un guichet physique, laissant maladroitement le nom d’Aaron Brown sur le reçu. Heureusement pour lui, le caissier l’a mal orthographié réduisant ainsi l’impact de cette possible erreur stratégique.
Il a ensuite pu commander ses documents qui lui ont coûté 7 bitcoins une valeur alors de quelque 400 dollars américains. Pour obtenir un permis de conduire et quelques pièces d’identité, il a dû rencontrer en personne celui qui a fabriqué les pièces se soumettant ainsi à une possible brèche d’anonymat, les lieux publics étant souvent surveillés par caméra web.
À partir de là, Aaron Brown a eu son site sur le web caché sur le serveur d’un contact du web profond, s’est fait un compte twitter ouvert à tous (on pouvait twitter par un formulaire sous son nom).
Principe 6 : Internet le royaume de l’Astroturfing
Curtis voulait voir ce que les gens invités à twitter à la place d’Aaron Brown feraient de cette identité virtuelle. Pas grand chose, constata-t-il bien vite, le compte a été suspendu (il l’est encore) parce que des militants politiques espagnols l’ont utilisé pour répandre de la propagande.
Cela a fait réfléchir Curtis à cette tactique de PR qu’est l’astroturfing et qui consiste à agir en coulisse pour créer un faux engouement pour un mouvement ou un produit. Une bonne façon de le faire est souvent de créer des faux-comptes sous des noms tout à fait crédibles et avec un profile réaliste qui répandent de l’info ou défendent une marque en ligne.
On présume que le gouvernement américain (et d’autres fort probablement aussi) l’utiliserait mais de façon plus subtile, en créant des identités virtuelles qui se lient avec des utilisateurs influents pour leur passer sous le manteau des « informations » à diffuser.
Ces influenceurs, pensant être privilégiés, deviennent tout simplement des propagandistes. Et il semble que les services de défense américains font comme les agences, trouvent les bons influenceurs à engager dans leurs causes et les incitent à diffuser les « bons » messages.
Si vous êtes outrés que Facebook ait manipulé vos émotions pour une expérience, sachez que le gouvernement américain connaît l’influence de Facebook et de Twitter sur la population et a bien l’intention d’harnacher cette force de communication.
Pour lire l’article dans The Atlantic : How to invent a person online.